n°71
Glissements anthropologiques et déplacements institutionnels : les nouvelles coordonnées des politiques sociales
Auteur(s) :
GENARD Jean-Louis
Philosophe et docteur en sociologie, doyen de la Faculté d’Architecture de l’ULB, chargé de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il dirige le GRAP, Groupe de Recherches en Administration Publique
Résumé :
Le texte entend proposer une analyse des nouvelles politiques sociales à partir de l’hypothèse d’un « glissement anthropologique », de l’émergence d’une nouvelle manière de saisir ce que c’est que d’être un humain. C’est ce glissement qui explique la montée en puissance des sémantiques complémentaires de la fragilité et de la vulnérabilité d’un côté, et de la résilience de l’autre. Certes fragile et vulnérable, mais possédant toujours quelques ressources à partir desquelles envisager une reprise en main de soi. C’est sous cet horizon anthropologique que se construisent aujourd’hui les politiques d’activation, de responsabilisation, de capacitation ou encore d’empowerment. L’article proposera alors de comprendre les transformations du paysage institutionnel des politiques sociales en fonction de ce glissement anthropologique. Accroissement du pluralisme institutionnel, logiques réticulaires, dispositifs de coordination… mais aussi appel à des exigences de contrepartie de la part des bénéficiaires en réponse à l’offre sociale qui leur est proposée… telles sont parmi d’autres des caractéristiques des déplacements institutionnels dont nous sommes les témoins. L’article se conclura par une brève réflexion sur les dispositifs humanitaires et sur la montée de l’éthique du care, compris comme des réponses sociales au délaissement par les politiques sociales de ceux qui « n’en peuvent plus ».
Mots clés :
vulnérabilité, résilience, institution, capacitation, responsabilité, action publique.
Extrait :
(...)
Il apparaîtra peut-être saugrenu à ce stade de commencer un paragraphe portant sur la question de l’humanitaire. J’ai toutefois l’intime conviction que cette excursion au sein d’un paysage institutionnel lui-même en plein développement n’est en rien déplacée.
Si l’on suit en effet l’économie des raisonnements précédents, on comprend que le coeur de l’anthropologie conjonctive, dominante aujourd’hui, se situe dans cette ambivalence entre autonomie et hétéronomie, entre une reconnaissance de la fragilité et de la vulnérabilité bien sûr mais aussi d’une présence toujours rémanente de capacité de se ressaisir, de se reprendre, de s’assumer… Là se situe donc le coeur de l’anthropologie sous-jacente aux politiques sociales.
Il reste toutefois qu’il y a ceux qui n’en peuvent vraiment plus, au point qu’il serait à l’évidence indécent de leur demander quoi que ce soit en retour. Ceux donc qui se situent à l’extrême du continuum. Ceux qui meurent de faim, ceux qui sont épuisés, ceux qui sont inconscients ou aux limites de la conscience, ceux qui sont mourants, ceux qui sont trop lourdement handicapés…. Ceux-là, pourrait-on dire, ne répondent pas aux nouvelles coordonnées anthropologiques parce qu’ils ne peuvent (ou ne veulent) rien donner en retour. Et il arrive donc qu’ils soient totalement délaissés comme je l’ai évoqué à propos des SDF. Ceux qui ne sont pas en mesure de jouer le jeu de la contrepartie, ceux qui n’en peuvent plus, ceux qui n’en veulent pas pourraient bien être devenus les exclus de ces nouvelles politiques sociales étayées sur les coordonnées anthropologiques conjonctives.
A une nuance près toutefois. Il me semble en effet que c’est dans les espaces où les logiques de réciprocité et de contrepartie ne « fonctionnent » plus que prennent place aujourd’hui les logiques que l’on appelle maintenant « humanitaires ». C’est à l’occasion d’un colloque sur cette thématique auquel il m’avait été demandé de participer à Montréal il y a un an que j’ai évoqué cette intuition, une intuition que des travaux menés au GRAP* sur les Restos du coeur en Belgique ont confirmée depuis.
(...)
*Groupe de Recherches en Administration Publique - www.ulb.ac.be/soco/grap
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