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n°72

Evolution du champ de la Santé mentale en Belgique : de l’asile vers les réseaux et circuits de soins

retour au n°72 "Santé mentale : les enjeux de la réforme ?"


Auteur(s) :

THUNUS Sophie Asiprant F.N.R.S.

CERFONTAINE Gaëtan Asiprant F.N.R.S.

SCHOENAERS Frédéric Professeur de Sociologie - Université de Liège, Institut des Sciences Humaines et Sociales - Centre de Recherche et d’Interventions Sociologiques


Résumé : Cette contribution porte sur le champ de la santé mentale considéré comme domaine d’action publique et professionnelle. Son évolution est envisagée en parallèle avec les conceptions de la santé mentale qui dominaient les trois périodes que nous disinguons : le temps de l’asile, la période hospitalière, et celle, acutelle, des réseaux et circuits de soins. Finalement, nous décrivons les modalités organisationnelles singulières prévues pour l’implémentation de ces réseaux de circuits de soin.


Mots-clés : Sociologie de l’action publique, santé mentale, santé publique, professions.


Extrait :

(...)

De l’hôpital psychiatrique aux réseaux et circuits de soins

Le contexte des années 1980 est celui de la crise budgétaire. Celle-ci est l’occasion pour l’état de s’interroger sur une politique généreuse qui lui a permis de financer le développement parallèle des secteurs résidentiel et ambulatoire. Le premier impact de la crise sur le secteur de la santé mentale est le moratoire sur la programmation hospitalière institué par le Ministre Dehaene en 1986.

Mais cette période est aussi celle du développement d’une autre conception de la santé mentale. Ainsi, les projets de réorganisation du champ qui succèdent au moratoire dépassent sa logique économique : ils visent à améliorer la qualité des soins en dépassant leurs clivages et en organisant des services alternatifs à l’hôpital.

Dans cette perspective, la première étape de la reconversion du secteur se trouve dans les arrêtés royaux et ministériels pris en juillet 1990 à l’initiative du ministre Busquin. Ceux-ci instituent notamment les Maisons de Soins Psychiatriques (MSP) et les Initiatives d’Habitations Protégées (IHP). Par leur vocation à assurer les fonctions de soins auprès des patients chroniques stabilisés, ces deux nouvelles structures s’inscrivent dans une volonté de distinguer davantage entre les fonctions de soins et les fonctions thérapeutiques. Quant aux plates-formes de concertation en santé mentale, également créées en 1990, elles ont pour missions de favoriser la complémentarité entre les structures de soins d’un même territoire, y compris les services résidentiel et ambulatoire, et d’assurer un rôle d’intermédiaire entre les acteurs de terrains et les décideurs politiques. C’est à ce titre qu’elles pourront être mobilisées dans des projets-pilotes à venir.

Cette première phase de reconversion était ambitieuse. Pourtant, les MSP et les IHP n’ont pas initié de réforme structurelle du secteur. Elles sont venues se greffer au dispositif existant sans en ébranler les fondements. C’est ainsi qu’au printemps 2010, quand la ministre Onkelinx annonce le lancement d’une nouvelle phase de reconversion, on ne s’étonne guère de retrouver les hôpitaux psychiatriques au centre de son argumentaire : « Un appel à projet a été lancé aux hôpitaux pour qu’ils apportent des réponses plus adaptées aux troubles mentaux, dans un contexte essentiellement ambulatoire. Il y a beaucoup trop de lits psychiatriques par habitant en Belgique (152000/100000 habitants) et peu d’alternative à l’hôpital, déplore la Ministre fédérale de la Santé ».

Ce n’est pas pour autant qu’il ne s’est rien passé pendant ces vingt années. En fait, proche de nous, cette période de l’histoire de la santé mentale illustre très bien le caractère processuel et construit de l’action publique dans le champ. De la même façon que les SSM ont été créés au croisement de plusieurs groupes d’intérêts, de natures différentes, le mouvement de reconversion auquel nous assistons aujourd’hui peut être perçu comme la résultante d’une série de dynamiques qui, à force, ont pu converger. Nous pourrons effectivement nous rendre compte que le modèle de soins proposé pour l’actuelle réforme, ainsi que la conception de la santé mentale qu’il véhicule, reposent sur des arguments internationaux autant que nationaux, qui sont de natures diverses mais qui se soutiennent mutuellement.

Vers les réseaux et circuits de soins : arguments internationaux

Au niveau international, l’OMS développe depuis le début des années 2000 une stratégie spécifique à la santé mentale dont on ne peut ignorer la portée. Il suffit de s’apercevoir des références qui sont continuellement faites aux données et aux recommandations qu’elle produit. A cet égard, deux documents doivent retenir notre attention : le rapport sur la santé mentale dans le monde « La santé mentale : nouvelle conception, nouveau espoirs » (2001) et la « Déclaration sur la santé mentale pour l’Europe : relever des défis, trouver des solutions » (2005).

Dans le rapport de 2001, l’OMS propose une conception de la santé mentale qui se démarque de l’étiologie qui a prévalu jusque-là. De l’avis de l’Organisation, « la dissociation artificielle entre, d’une part, les facteurs biologiques et, d’autre part, les facteurs psychologiques et sociaux » a effectivement constitué « un redoutable obstacle à la bonne compréhension des troubles mentaux et du comportement ». L’OMS avance qu’ils résultent au contraire « d’une interaction complexe de facteurs biologiques, psychologiques et sociaux ». Par ailleurs, étant donné l’universalité des troubles de santé mentale et leurs conséquences socioéconomiques, l’OMS prévoit qu’ils deviennent « un problème de santé publique urgent ». Et finalement, s’il s’agit là d’un problème complexe, il convient d’y apporter des réponses adéquates. C’est ainsi que l’OMS préconise une prise en charge communautaire, qui permet, aux personnes de « prendre leur destin en main », contrairement aux « grandes structures d’internement ».

Ces quelques lignes laissent entrevoir la portée de l’entreprise de l’OMS : le lecteur de son rapport est aussi le spectateur d’une « activité culturelle par laquelle un fait biologique […] est construit comme un fait social […] avec ses chiffres et ses images, ses caractéristiques économiques et ethniques, ses modèles étiologiques et ses réponses pratiques. »

La « Déclaration sur la santé mentale pour l’Europe » (2005) pose, quant à elle, la question de l’opérationnalisation de ces réponses pratiques. En effet, les ministres de la Santé des Etats membres de la région européenne de l’OMS s’y engagent à veiller à la bonne santé mentale de tous et à travailler dans le sens des recommandations.

Les initiatives prises aux niveaux nationaux depuis lors, souvent en référence à l’OMS, résultent plus ou moins directement de la déclaration. En fait, dans les pays qui n’avaient pas encore initié la reconversion, la Déclaration sera une opportunité de mettre la machine en route et de profiter dans cette aventure de l’expertise proposée par l’OMS. En Belgique par contre, des initiatives avaient déjà été prises. C’est pour cette raison que nous avançons que la référence à l’OMS est venue soutenir toutes les initiatives suivantes, et les doter d’une cohérence par rapport à l’évolution précédente du secteur en Belgique, et sur la scène internationale.

Vers les réseaux et circuits de soins : préparatifs nationaux

A l’issue de la première phase de reconversion, le travail politique relatif au changement du secteur s’est poursuivi. D’abord, en 1996, le Conseil National des Etablissements Hospitaliers (CNEH) se prononce à la demande des ministres de Gallan et Colla sur la première reconversion. D’emblée, il souligne la réalisation insuffisante des options politiques de 1990 et la nécessité de continuer le travail dans le sens d’une restructuration progressive du secteur en « un réseau d’équipements susceptible d’offrir une gamme complète de soins dans une région déterminée ». Dans cette optique, deux années plus tard, le CNEH énonce les lignes de force d’une seconde phase de reconversion orientée par la réalisation de réseaux et circuits de soins. La loi sur les hôpitaux de 1987 sera d’ailleurs modifiée afin d’y introduire ces concepts. Pourtant, dans la mesure où les promoteurs de ces changements voulaient une action publique en santé mentale cohérente et concertée entre les différents niveaux de pouvoir impliqués, il était encore nécessaire de négocier la reconversion en conférence interministérielle. C’est ainsi que les projets thérapeutiques, projets-pilotes relevant de cette volonté d’expérimenter les conditions de travail en réseaux et circuits de soins organisés en fonction des besoins des usagers, et non des structures existantes, seront discutés au cours de deux conférences interministérielles.

La première est essentielle car c’est alors que les ministres compétents pour la Santé publique adoptent une Déclaration conjointe sur la politique future en matière de soins de santé mentale (2002) en vertu de laquelle ceux-ci « seront à l’avenir organisés en circuits et réseaux de soins ». La seconde concerne plus spécifiquement les projets thérapeutiques. Un amendement à la précédente déclaration est en effet nécessaire afin de mettre d’accord les partenaires politiques et professionnels sur les groupes cibles qui y seront éligibles.

Finalement, l’expérimentation des projets thérapeutiques et de la concertation transversale est officialisée dans une note politique du Ministre Demotte, en mai 2005. Nous ne reviendrons pas ici sur les complexités de son organisation, ni sur les aléas de son implémentation. Par contre, il nous semble important de souligner qu’en permettant aux professionnels d’expérimenter la concertation autour du patient, les projets thérapeutiques ont jeté des bases fort utiles au projet de réforme actuel. En effet, la concertation thérapeutique consistait à améliorer l’adéquation et la continuité des soins en réunissant, à intervalles réguliers, les différents intervenants, du résidentiel et de l’ambulatoire, sociaux ou médicaux, et le patient, afin d’adapter sa prise en charge à l’extérieur de l’hôpital. Et pour répondre à cet objectif, les professionnels autant que les services de soins ont été amenés à s’ouvrir à leur environnement : à prendre conscience de leur existence simultanée que les politiques de l’Etat-Providence avaient rendue possible.

En d’autres termes, les projets thérapeutiques ont non seulement permis d’apaiser certaines résistances au changement qui n’étaient pas étrangères au cloisonnement du champ, mais ils ont aussi contribué au développement de connaissances utiles pour la réforme actuelle. Par exemple, les coordinateurs thérapeutiques responsables de leur organisation ont pu développer des compétences relatives à la concertation entre professionnels et en présence du patient, qui sont autant de ressources pour la future réforme.

Le premier acte concret de celle-ci est posé en septembre 2009, lorsque la Conférence Interministérielle Santé Publique décide « la mise en application de l’article 107 de la loi sur les hôpitaux et autres institutions de soins » qui permet « sur base expérimentale et pour une durée limitée, un financement prospectif des circuits et des réseaux de soins ». Ensuite, le 14 décembre 2009, la conférence interministérielle s’accorde sur un ensemble de tâches à réaliser pour entamer une réforme que nous connaissons actuellement sous le nom de « Psy 107 ».

Les réseaux et circuits de soins

Le « Guide vers de meilleurs soins de santé mentale », est diffusé dans le secteur au printemps 2010. La finalité du projet est « le maintien des personnes au sein de leur environnement et de leur tissu social par la mise en place de parcours thérapeutiques individualisés ». L’opérationnalisation de ces circuits de soins suppose un « réseau de collaborations entre des structures et des ressources qui vont […] définir un fonctionnement et des objectifs communs ». Concrètement, tous les prestataires de soins d’un même territoire, y compris les hôpitaux psychiatriques, les SSM, les IHP, les MSP, etc., sont invités à assurer cinq fonctions : une fonction de prévention ; une fonction de traitement intensif assurée à domicile par des équipes mobiles ; une fonction de réhabilitation assumée par des équipes travaillant à la réinsertion sociale ; une fonction de traitement résidentiel dans le cadre d’unités intensives lorsque la prise en charge à domicile n’est pas possible ; et finalement, une fonction de soins au sein de formules résidentielles spécifiques.

La mise en œuvre de ce programme est prévue au travers de projets d’exploration. La technique financière sur laquelle ils reposent est à l’origine de l’acronyme qui désigne la réforme et renvoie à l’article 107 de la loi sur les hôpitaux. Sa spécificité est de recourir au budget traditionnellement alloué aux hôpitaux pour le financement de lits psychiatriques, et de prévoir de réaffecter les ressources financières et humaines qu’il recouvre à la mise en place des équipes mobiles. Autrement dit, ce sont les directions des établissements de soins psychiatriques, dont la réforme entend substantiellement modifier le rôle, qui sont invitées à se positionner comme promoteurs des projets d’exploration.

Le dispositif sociotechnique des projets d’exploration mise en outre sur une « construction participative des outils et des méthodologies », en vertu de laquelle les autorités n’exposent qu’un cadre minimum, destiné à « déterminer les différentes étapes nécessaires à la construction d’un réseau de collaboration ». Ainsi, chaque réseau de collaboration est formellement établi par un promoteur -potentiellement toutes les institutions psychiatriques du Royaume, en concertation avec ses partenaires. Le dossier est alors soumis à un jury composé des représentants politiques et administratifs, ainsi que d’experts internationaux. Les projets sélectionnés peuvent « geler » un certain nombre de lits pour utiliser ce budget au financement des équipes mobiles. Ils reçoivent en outre un budget des autorités fédérales pour le financement de la fonction médicale associée aux équipes mobiles et d’un coordinateur de réseau. Chaque réseau de collaboration doit effectivement se doter d’un coordinateur neutre et légitime pour tous les partenaires.

Le processus prévoit ensuite que ce coordinateur prenne les rênes de la construction du réseau en concertation avec les services à la population du territoire concerné. Etant donné cette construction locale, le nombre et la substance des organes dont se dotent les réseaux sont variables. On peut néanmoins distinguer deux niveaux que l’on retrouve dans les projets sous des appellations différentes : celui du comité de fonction où se réunissent les représentants des services pour définir et organiser chaque fonction ; et un niveau supérieur où se retrouvent les représentants des groupes précédents, ou garants de fonction, pour se positionner sur les propositions faites par les comités de fonction, et veiller à l’articulation de celles-ci et à la cohérence du réseau.

Parallèlement à cette construction locale, le suivi du processus est organisé par le SPF Santé publique au travers de la formation de coordinateurs de réseaux et des équipes mobiles, ainsi qu’au travers du suivi scientifique assuré par trois (KUL, VUB, UCL) équipes de recherche.

(...)

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