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n°70

De l’usage de l’art dans le travail social

Article issu du n° 70 - L’Art peut-il être utile au Social ?


Auteur(s) :

CREUX Gérard

Docteur en sociologie et attaché de recherche à l’Institut Régional du Travail Social de Franche-Comté, France (gcreux wanadoo.fr)


Extrait :

(...)

Le fait artistique appliqué au travail social contemporain

Si le travail social peut être entendu comme processus d’accompagnement des personnes en difficulté sociale ou en situation de handicap, force est de constater que celui du début du XXème siècle n’a plus grand-chose à voir avec le travail social contemporain. De l’accompagnement charitable au « projet de vie » [1], il a subi de multiples mutations qui ont suivi les évolutions sociétales et de fait, son analyse ne peut être traitée indépendamment de tout contexte social.

En termes davantage sociologiques, nous pourrions dire que le travail social, lui non plus, n’a pas échappé à un processus de « rationalisation ». En effet, nous pouvons considérer qu’à partir du moment où des individus prennent en charge d’autres individus, quelle que soit leur pathologie, sociale ou biologique, sans qu’il y ait même de structures formelles et organisatrices comme à l’époque de l’accompagnement charitable, nous pouvons avancer qu’ils participent à la rationalisation de ce qu’ils considèrent comme un problème au regard des valeurs dont ils sont porteurs. Max Weber qualifie ce type d’action de « rationalisation par valeurs ».

Cependant, cette bienfaisance va peu à peu faire face à de nouvelles problématiques concomitantes à de nouveaux règlements (en l’occurrence légaux). Ainsi, les mutations socio-économiques vont engendrer une massification des problèmes sociaux et vont modifier les missions des travailleurs sociaux ainsi que leur méthode de travail. Gilles Marchand note que les travailleurs sociaux « ont eu à s’adapter à de nouveaux publics, comme les jeunes et les SDF, et à prendre en charge l’insertion professionnelle. Dans ce contexte, la réponse sociale s’est transformée ; de globale et individualisée, sur le long terme, elle devient focalisée sur l’urgence et la prestation de services ». [2] Par ailleurs, le fait politique (en l’occurrence l’organisation décentralisée de l’action sociale) va peu à peu imposer de nouvelles formes organisationnelles aux professionnels, gravitant autour de la « culture d’entreprise » et plus spécifiquement de la culture du résultat. Si l’action des travailleurs sociaux n’est pas spécifiquement remise en question, les nouvelles formes d’organisation qui leur sont imposées semblent de plus en plus éloignées des valeurs des travailleurs sociaux.

Autrement dit, le travail social est passé d’une « rationalisation par valeurs » à une « rationalisation par finalité » [3], l’action n’étant plus fondée sur des valeurs, mais sur des objectifs définis, et le passage de l’une à l’autre a créé du « désenchantement »(4) que nous rapportons au désenchantement des travailleurs sociaux(5), terme que nous préférons à celui de « malaise »(6) régulièrement employé.

De là, nous avançons l’hypothèse que c’est dans ce rapport de « désenchantement » que peuvent se construire des liens intéressants entre l’art et le travail social. Herbert Marcuse ne voyait-il pas dans l’art, malgré ses limitations idéalistes, et au milieu d’un monde de plus en plus totalitaire, la permanence de l’appel à un monde de satisfaction humaine ? Il notait ainsi que l’art « ne peut rien faire pour empêcher la montée de la barbarie (...) »(7) car il « ne peut pas changer le monde, mais il peut contribuer à changer la conscience et les pulsions des hommes et des femmes qui pourraient changer le monde ».(8)

Le fait artistique appliqué au travail social

Ainsi, nous percevons que les conduites artistiques des travailleurs sociaux pourraient participer au réenchantement du travail social : elles pourraient constituer un « refuge » et permettraient des modalités d’action plus satisfaisantes pour les travailleurs sociaux, car nous retenons avec Roger Bastide que l’art « modifie la sensibilité de l’homme, lui crée une certaine conception du monde, détermine un certain comportement, pétrit son âme, et cette âme une fois transformée dans ses profondeurs va imposer au dehors un style de vie, une esthétisation du milieu physique et social dans lequel il vit ».(9)

En effet, l’« art », dès lors qu’il s’inscrit dans le travail social, notamment à travers des conduites artistiques, crée du mouvement au sein des établissements et structures dans lesquels il se réalise. Il sert, entre autres, de support éducatif, d’accompagnement social. Il engendre par ailleurs des bouleversements institutionnels du point de vue de l’organisation du travail et des schèmes d’intervention. Pour les travailleurs sociaux, il change également leurs manières d’être avec les usagers, notamment en terme de « distance » qui marque en quelque sorte un des fondements de la professionnalité de l’intervention : lorsqu’ils ont des conduites artistiques, celle-ci a tendance à se réduire, ce qui n’entache en rien l’efficacité de l’action et participe à redonner du sens au travail social. Dans l’optique d’un questionnement qui articulerait les pratiques artistiques et le travail social, il serait toutefois nécessaire d’interroger dans quelle mesure la condition émotionnelle produite par l’art peut être créatrice d’un lien (trop) « durable », voire de dépendance, en termes d’accompagnement social entre le professionnel et l’usager. (...)


(4) Max WEBER montre que le processus de rationalisation se traduit par un recul du religieux et du magique dans les rapports entre les individus et leur environnement. Ainsi, la raison prend le pas sur le mystique et impose sa loi, toujours identique, à l’organisation des sociétés humaines. La rationalisation est à l’œuvre dans tout artifice que l’homme produit pour qu’il le serve. Cette forme de rationalisation a des conséquences, puisque Max Weber n’hésite pas à parler de « désenchantement du monde » tenu pour néfaste. Son analyse insiste sur la « normalisation » croissante du monde et la perte de sens de l’expérience moderne. Il note ainsi que « Le destin de notre époque, caractérisé par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le « désenchantement du monde », a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique » (Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Editions 10/18, 2002, p.120)

(5) Gérard Creux, « Le travail social à l’épreuve de la modernité », Les mondes du travail, N°8, mars 2010, pp.44-54

(6) François Aballéa, « Crise du travail social, malaise des travailleurs sociaux », Recherches et Prévisions, n°44, 1996, p.11-22

(7) Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, Paris, Éditions Seuil, 1973, p.152.

(8) Herbert Marcuse, La dimension esthétique : pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Éditions Seuil, 1979, p.45.}

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